Le dernier café

Le vieux Luigi n'arrivait pas à se faire remarquer. Du coin du café où il était installé, il demandait sa bière depuis un bon quart d'heure et personne ne lui prêtait attention. « Trente quatre ans que je fréquente ce café… » grommelait-il, sans savoir que depuis longtemps il faisait partie du mobilier qui ne changeait guère. Sauf la machine à café, la nouvelle Gaggia, puis le téléviseur couleur, installé en diagonale pour que tous puissent bien le voir au-dessus des coupes du club de football local dont le patron, Polo, était un fervent supporter. Il était d'origine argentine, mais ayant quitté son pays depuis quelques décennies, ce qui lui restait de la nostalgie de son pays s'exprimait dans le football et le tango. C'est ce dernier qui l'inspira pour le nom de son bistrot, El Ultimo Café.

Ce soir-là Luigi se rendait bien compte que quelque chose d'anormal se tramait. Le patron gesticulait derrière son comptoir où un nombre exceptionnel de clients s'était attroupé et le sujet qui les animait ne semblait pour une fois pas être le football.

En fait il y avait toujours foule devant ce café, très fréquenté par les jeunes, comme si c'était le dernier endroit en ville où l'on pouvait encore causer.

A l'intérieur, aux tables de bois foncé soutenues par des pieds de fonte, il n'y avait presque jamais de place. Quelques vieux habitués occupaient leurs coins favoris, jouant aux cartes, un oeil rivé sur le poste TV. Les journaux accrochés sur des manches de bois passaient d'une table à l'autre, surtout le matin quand ils accompagnaient les cafés et les croissants.

Aux murs un peu jaunes, un peu sales, on voyait les photos des équipes successives du club de foot dès 1968, on y reconnaissait assez facilement Polo accroupi dans la première rangée.

L'Ultimo Café se trouvait au milieu d'une rue où passait le tram et avait été encore très vivante il y a vingt ans, quand elle grouillait de monde dans l'un des derniers quartiers populaires de Genève. Mais depuis deux ans le monde ne se concentrait plus que autour du café, vestige d'une époque révolue dans la seule maison ancienne de toute la rue. Luigi prêta l'oreille. Le brouhaha emplissait tout l'espace acoustique, mais il finit par distinguer:

  • Où vas-tu aller Polo? Le patron haussait les épaules et avec le regard sombre d'un personnage désespéré d'un tango authentique, il remplissait une dizaine de petits verres de blanc.

  • Cette fois c'est fini

  • Les derniers recours sont épuisés.

  • …grues viennent lundi en huit… Tous ces mots se mélangeaient dans la tête du vieux Luigi qui sentait que quelque chose d'irrémédiable se préparait. Au fond il ne voulait même pas savoir. Cela faisait des mois qu'il avait parfois eu des pressentiments que sa vie allait s'achever bientôt et qu'il "changerait définitivement de café". Mais il n'avait jamais imaginé que l'Ultimo, comme ils l'appelaient tous, pouvait disparaître avant lui. Ce sentiment d'abandon ils l'eurent tous quand arrivèrent les pelles mécaniques, puis les grues pour la démolition du vieux café.

    • *

Un bâtiment magnifique tout de métal et de verre s'élançait élégamment vers le ciel, pareil à tous les autres immeubles du centre de la ville. Tous ces édifices parfaits rivalisaient ainsi en richesse et en beauté plastique. Quelques voitures circulaient sur la chaussée, les piétons entraient ou sortaient des bâtiments rutilants. Il fallait surtout circuler: flâner ou s'arrêter suscitait des soupçons auprès des agents de sécurité. A seize heures trente la vie quittait définitivement les établissements bancaires. Le quartier resplendissait sous la lumière du soleil couchant. Les édiles de la Cité soupiraient d'aise: ils avaient réussi à transformer tous les édifices en banques. La dernière maison habitée, et avec elle, le dernier café, le bien-nommé, avait fini par disparaître sous les coups de boutoir des démolisseurs. Les grues achevèrent de le dépecer, en emportant ses pièces détachées sur des camions, vers des destinations inconnues.


Luigi ne quittait presque plus son appartement de Montbrillant. On lui raconta que Polo était parti et que les jeunes avaient déserté le centre ville. Les vieux mouraient chacun dans son coin.

Puis, une nuit Luigi fit ce rêve. Il se voyait dans une église flamande du dix-septième siècle. Comme dans un tableau de Pieter Neefs. Les gens se promenaient, certains mangeaient, d'autres priaient, un homme courtisait une jeune fille, des chiens humaient les dalles jaune clair, des enfants jouaient. Luigi se rendait compte que la vie n'avait pas encore quitté les églises.

Ensuite le rêve déplaça Luigi rapidement dans un espace différent; il se trouvait dans la rue de la Confédération, telle qu’on la voit maintenant. Pareils à des catafalques luxueux, les édifices s'alignaient les uns après les autres. Les métaux précieux rehaussaient l'éclat d'une ville morte, réduite en cimetière.

Luigi marchait dans ces rues désertes. Puis, rêve dans son rêve, il retrouvait avec une mémoire intacte sa jeunesse, à l'époque où il fréquentait le Cintra à la Fusterie, près d'un cinéma dont le nom lui échappait et qui donnait un film anglais en version originale… avec Margaret Rutherford. Près de là, sur les quais il y avait le Globe où il avait goûté sa première langouste, et redescendant le long du Rhône, était-ce l'Ecu d'Or? Sur toutes les terrasses de café il reconnaissait des copains qui le saluaient. Luigi marchait d'un pas jeune et résolu. Il longeait les façades blindées des banques et se sentait bien. Il savait dans son rêve que quelque chose allait changer dans cet univers de la finance triomphante.

Et effectivement un panneau publicitaire nouveau avait fait son apparition sur la porte vitrée d'une des plus importantes banques de la place. Luigi y lisait en toutes lettres: "Pour recréer la dimension humaine, le Café des Arts est à la disposition des clients et de leurs amis." Ebahi, Luigi entra. Près des guichets un espace nouveau s'offrait à son regard. Une salle accueillante aux lumières tamisées et des meubles en bois, des dessus de tables en marbre blanc, des journaux autres que le Financial Times, le Wall Street Journal ou le non moins austère NZZ étaient suspendus aux crochets, les gens bavardaient, riaient, étaient là pour arrêter leur course.

Luigi ressortit et continua sa promenade dans les rues basses.

Toutes les banques rivalisaient en projets et en attractions. Les artistes de la ville et des environs étaient sollicités et s'affrontaient dans des tournois de l'imagination. On ne savait où tourner son regard, happé par la multitude d'échoppes, de galeries, de petits magasins où les porte-monnaies modestes pouvaient espérer conquérir une marchandise attrayante – il y'avait même une épicerie, celle de la Banque d'Outre-Mer.

Et le centre de la ville fourmillait de monde, alors que la nuit tombait. Comme cela arrive dans certains rêves où l'on arrive à se distancer des événements vécus, car on les trouve trop fous, trop extravagants pour être réels, ces rêves où l'on se dit en rêvant « mais ce n'est qu'un rêve » - le vieux Luigi se disait qu'il était sur le point de "changer définitivement de café".





Publié le 7 septembre 1991 dans le Journal de Genève